La greffe est une expérience pour le moins extrême, voire un vécu de l’ordre de l’ineffable, à la limite du pensable et du communicable dans notre monde ordinaire. Nombreux sont ceux qui disent : « Il faut l’avoir vécu pour le comprendre. »


Les réflexions concernant le patient greffé ont le plus souvent porté sur l’intégration de l’organe ; or ce chamboulement commence bien avant. La confusion du Moi naît bien avant l’intervention elle-même : il y a d’abord l’annonce par le corps médical d’une mort probable imminente, et en marche concrètement dans le corps du malade, qui le déstabilise. Il y a la dépersonnalisation de l’enveloppe charnelle avant et après l’opération. C’est la perte de poids démesurée, le changement d’apparence, la peau trouée par le nombre incalculable de piqûres et injections, la fatigue extrême qui empêche le patient d’accomplir des gestes, et enfin, des souffrances. De plus, sans cesse mesuré, pesé, chiffré, ouvert, donné au regard des autres, le corps est objectivé, rendu étranger au Soi avec lequel il est censé se confondre. Le psychanalyste Karl-Leo Schwering décrit avec justesse dans son livre Corps d’outrance – Souffrance de la maladie grave à l’hôpital l’étrangeté du corps malade : « On sort égaré de l’aventure. On ne se reconnaît plus : mais « reconnaître » n’a plus de sens. On n’est très vite qu’un flottement, une suspension d’étrangeté entre des états mal identifiés, entre des douleurs, entre des impuissances, entre des défaillances.»

 

La greffe est un défi à l’identité biologique et à l’identité psychologique, celle-ci s’étayant sur celle-là dans nos conceptions usuelles de l’identité. Alors que l’identité biologique se définit comme une unité singulière différenciée d’autrui, l’implantation d’un organe étranger nécessite une diminution des défenses immunitaires du sujet pour que l’intrus ne soit pas rejeté.

D’autre part, il y a une unité spécifique du corps, de même qu’il y a une unité de la personne et de son corps. L’organe greffé est un ajout à cette unité dont l’assimilation totale est impossible. Ainsi, même s’il le souhaitait, le patient ne peut oublier qu’il porte en lui l’organe d’un autre par les médicaments et anti-rejets qu’il prendra toute sa vie. Il ne peut non plus se dissocier totalement de cet organe au risque d’une différenciation invivable.

 

Chaque patient doit reconstruire son schéma corporel en ayant fait le deuil de son organe perdu et en intégrant l’autre non assimilable. Pour retrouver une cohérence intérieure, les patients élaborent différentes interprétations :

D’abord, la spécificité de l’organe greffé humain peut être niée et celui-ci considéré comme une pièce mécanique qui aurait été ajoutée, ne modifiant en rien la perception de soi et du schéma corporel.

Quelques rares patients, eux, s’approprient totalement l’organe greffé, déclarant que c’est le leur et non celui d’un autre.

Finalement, la plupart admettent vivre avec un autre en eux ; ils se disent doubles. Cette dualité apaisée est le fruit d’une négociation intérieure intense car elle pousse à déconstruire notre conception commune de l’identité du sujet. Pour certains l’opération ne posera pas problème : ils situent l’instance de la personnalité dans le cerveau qui, lui, ne peut être greffé ni échangé, et l’ajout d’un organe ne change rien à la cohérence du soi. Pour les autres la question se pose de l’identité de nos organes : si les organes ne sont pas le sujet, il n’empêche que le sujet ne peut exister sans eux et qu’ils sont porteurs de son identité. En se percevant comme duel, sans être pour autant dans la folie, ils inventent une identité d’un type nouveau, jusque-là impensable dans nos sociétés modernes avancées.

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