Ne pas supporter un autre en soi ou l'accepter et vivre à deux ?

Ne pas supporter un autre en soi ou l'accepter et vivre à deux ?

Le patient transplanté est confronté à d'exceptionnelles épreuves dans son vécu psychique et dans sa vie sociale. A la blessure de l’estime de soi causée par la maladie, s'ajoute la remise en cause de l'intégrité de l'image corporelle, provoquant diverses crises émotionnelles au cours du processus de transplantation. La vulnérabilité psychique, ainsi que les mécanismes de défense du patient, sont profondément fragilisés dès l'annonce de la greffe. L’écoute des personnes ayant traversé l’épreuve du dépérissement d’un de leurs organes vitaux puis d’une renaissance à travers l’organe d’un autre suscite un questionnement quant à notre conception convenue de l’identité et des repères qui la fondent.

L'expérience et l'intégration de la greffe

La greffe est une expérience pour le moins extrême, voire un vécu de l’ordre de l’ineffable, à la limite du pensable et du communicable dans notre monde ordinaire. Nombreux sont ceux qui disent : « Il faut l’avoir vécu pour le comprendre. »


Les réflexions concernant le patient greffé ont le plus souvent porté sur l’intégration de l’organe ; or ce chamboulement commence bien avant. La confusion du Moi naît bien avant l’intervention elle-même : il y a d’abord l’annonce par le corps médical d’une mort probable imminente, et en marche concrètement dans le corps du malade, qui le déstabilise. Il y a la dépersonnalisation de l’enveloppe charnelle avant et après l’opération. C’est la perte de poids démesurée, le changement d’apparence, la peau trouée par le nombre incalculable de piqûres et injections, la fatigue extrême qui empêche le patient d’accomplir des gestes, et enfin, des souffrances. De plus, sans cesse mesuré, pesé, chiffré, ouvert, donné au regard des autres, le corps est objectivé, rendu étranger au Soi avec lequel il est censé se confondre. Le psychanalyste Karl-Leo Schwering décrit avec justesse dans son livre Corps d’outrance – Souffrance de la maladie grave à l’hôpital l’étrangeté du corps malade : « On sort égaré de l’aventure. On ne se reconnaît plus : mais « reconnaître » n’a plus de sens. On n’est très vite qu’un flottement, une suspension d’étrangeté entre des états mal identifiés, entre des douleurs, entre des impuissances, entre des défaillances.»

 

La greffe est un défi à l’identité biologique et à l’identité psychologique, celle-ci s’étayant sur celle-là dans nos conceptions usuelles de l’identité. Alors que l’identité biologique se définit comme une unité singulière différenciée d’autrui, l’implantation d’un organe étranger nécessite une diminution des défenses immunitaires du sujet pour que l’intrus ne soit pas rejeté.

D’autre part, il y a une unité spécifique du corps, de même qu’il y a une unité de la personne et de son corps. L’organe greffé est un ajout à cette unité dont l’assimilation totale est impossible. Ainsi, même s’il le souhaitait, le patient ne peut oublier qu’il porte en lui l’organe d’un autre par les médicaments et anti-rejets qu’il prendra toute sa vie. Il ne peut non plus se dissocier totalement de cet organe au risque d’une différenciation invivable.

 

Chaque patient doit reconstruire son schéma corporel en ayant fait le deuil de son organe perdu et en intégrant l’autre non assimilable. Pour retrouver une cohérence intérieure, les patients élaborent différentes interprétations :

D’abord, la spécificité de l’organe greffé humain peut être niée et celui-ci considéré comme une pièce mécanique qui aurait été ajoutée, ne modifiant en rien la perception de soi et du schéma corporel.

Quelques rares patients, eux, s’approprient totalement l’organe greffé, déclarant que c’est le leur et non celui d’un autre.

Finalement, la plupart admettent vivre avec un autre en eux ; ils se disent doubles. Cette dualité apaisée est le fruit d’une négociation intérieure intense car elle pousse à déconstruire notre conception commune de l’identité du sujet. Pour certains l’opération ne posera pas problème : ils situent l’instance de la personnalité dans le cerveau qui, lui, ne peut être greffé ni échangé, et l’ajout d’un organe ne change rien à la cohérence du soi. Pour les autres la question se pose de l’identité de nos organes : si les organes ne sont pas le sujet, il n’empêche que le sujet ne peut exister sans eux et qu’ils sont porteurs de son identité. En se percevant comme duel, sans être pour autant dans la folie, ils inventent une identité d’un type nouveau, jusque-là impensable dans nos sociétés modernes avancées.

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Des réactions psychiques avant la transplantation

La proposition de transplantation contient toujours un double message, où s’associe à la fois la détresse liée à la menace intense du pronostic vital et l’espoir de retrouver une nouvelle vie.


L’annonce de la greffe porte en elle un verdict de mort ou de survie concevable, dépendant soit d’un donneur vivant en matière de greffe rénale, hépatique, pulmonaire ou de moelle osseuse, soit de la mort de l’autre en cas de greffe cardiaque, pulmonaire, hépatique, mais aussi rénale. Cette réalité traumatisante engendre inexorablement un état de choc et de panique émotionnelle. L’angoisse de mort est intensément réactivée, l’intégrité du schéma corporel se brise, les investissements narcissiques et la place dans la famille sont remis en question. Un manque de mots et un vide de représentation sont fréquemment observés, comme si la greffe n’était pas mentalisable, le malade se trouvant souvent dans l’impossibilité de parler de la greffe proprement dite. L’implication du patient dans le programme thérapeutique devient alors primordiale pour la poursuite d’un traitement. Les refus de greffe évoquent de manière rationnelle qu’ils n’ont pas le choix, ce qui les amène à accepter sans hésitation apparente l’intervention, il leur reste toutefois un travail psychique d’adaptation à accomplir par rapport à leur ambivalence


Par ailleurs, la période d’attente reste, pour la majorité des patients, une période de torture psychologique pendant laquelle ils doivent attendre passivement l’appel de l’hôpital. Cette situation engendre des vécus d’impuissance et de dépendance totale, pouvant induire divers fantasmes mortifères inconscients ou conscients.


D’un autre côté, certains receveurs font aussi parfois ressortir un sentiment d’ambivalence ou d’hésitation à l’idée d’accepter une offre de don vivant, pouvant craindre notamment de nuire à la santé de leur proche.

Relevons aussi que les receveurs développent, pour la plupart, des difficultés psychologiques avec des enjeux comme la crainte de la perte du greffon, des attentes non rencontrées, une réintégration dans un mode de vie qu’on attend depuis longtemps, une adaptation post-greffe.

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Des résistances et des obstacles au don


TYPE DE PEUR
DONNEUR
RECEVEUR
En fonction des croyances religieuses
X
X
Tabou de la mort
X
X
Peur du démembrement
X

Peur de la mutilation
X

Peur des prélèvements abusifs
X

Peur de la chosification du corps
X
X
Peur des trafics d’organes
X
X
Vivre avec un corps étranger en soi

X
Peur de l’altération de son identité

X
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Philosophie : L'idée d'une mémoire cellulaire

La notion de “mémoire cellulaire” se fonde sur la capacité des cellules des tissus vivants à mémoriser les caractéristiques du corps. Plus vulgairement, cela revient à dire que nos cellules, notre sang, nos organes sont imprimés de données caractéristiques à notre personne. Partant de ce constat, il suffit de peu pour élargir le champ des possibles et soulever l’idée que nos organes sont imbibés de notre personnalité, constitutifs de ce que nous sommes.


Extrait de l'article “Changements de personnalité chez les transplantés faisant écho à celle de leur donneur” publié dans le Journal of Near-Death Studies, vol. 20, n° 3, printemps 2002

"Des patients transplantés manifestent les traits de personnalité de leur donneur… Des familles de donneurs reconnaissent leur défunt dans le comportement du receveur… Un phénomène qui dérange, bouleverse et interroge : les organes disposeraient-ils d’une mémoire cellulaire ?  Les patients auxquels ont été transplantés des organes périphériques ne devraient donc pas subir de changements de personnalité propres aux donneurs qu’ils n’ont jamais rencontrés. Lorsque de telles transformations ont été observées après des transplantations d’organes, on a tenté de les expliquer par les effets des médicaments immunosuppresseurs, le stress psychosocial ou une psychopathologie préexistante des receveurs. Cependant, la théorie des systèmes vivants énonce explicitement que toute cellule vivante possède une “mémoire” et des sous-systèmes fonctionnels “déterminants”. [...]"


Il serait possible en psychologie et en psychanalyse d'évoquer cette notion de mémoire cellulaire, en revanche aucune expérience scientifique ne peut témoigner d'une réalité plausible quant au sujet, mais cela n'exclut pas cette hypothèse. Néanmoins, les scientifiques pensent que tous ces phénomènes sont le fruit de coïncidences ou de l’imagination des greffés.


image provenant de reinformation.tv



De ce fait, la greffe n'est pas sans conséquences psychologiques autant chez le donneur que chez le receveur, malgré des manifestations différentes qui varient d'un individu à l'autre. L'acceptation d'un corps autre que le sien reste une épreuve réelle sur l'acceptation et l'intégration de soi, de la nouvelle personne qui vit maintenant, ou qui revit. En effet vue comme une renaissance, la greffe peut faire naître un certain sentiment de nouveauté chez le transplanté et créé de nouvelles sensations dans une nouvelle vie.

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